Scènes de la psychiatrie ordinaire en Sarthe du XIXème – au XXIème siècle
Cette exposition sur “les scènes de la psychiatrie ordinaire en Sarthe du XIXème au XXème siècle” a été réalisée par M. Hervé GUILLEMAIN (TEMOS CNRS 9016).
L’exposition a bénéficié du soutien de du CHSS (Centre Hospitalier Spécialisé de la Sarthe), de Le Mans Métropole, de l’université du Mans, du laboratoire TEMOS CNRS 9016, du laboratoire CERIOH CNRS UMR 6258 FRE 3004, du Centre des Archives départementales de la Sarthe, des Archives municipales du Mans, de Janssen-Cilag et de DicoPolHiS.
Elle a été mise en forme par Marianne TREGOUËT, dans le cadre du Master Histoire, Civilisations, Patrimoine (Le Mans Université) et Benoît BARBIER, en charge de la valorisation numérique des recherches de l’UFR LLSH de l’Université du Mans.
Faisant suite à une exposition virtuelle de 2010 – ainsi qu’à une publication de la même année – retraçant la psychiatrie ordinaire en Sarthe du XIXème au XXIème siècle.
Exposer l’essentiel de ce qui fait la psychiatrie des deux derniers siècles relève de l’impossible. En premier lieu parce que celle-ci ne tient pas à grand-chose dans l’ordre de l’observable. En second lieu parce que la production d’images y est interdite. Le reportage qui figure ici l’hôpital psychiatrique au début des années 1960 laisse à peine deviner, au détour de ces longs couloirs, la présence de patients et d’infirmiers. L’écrit pléthorique des dossiers de patients est une mine dans laquelle il est aisé de se perdre. Les scènes de la psychiatrie ordinaire se déploieront donc à partir de l’archive a priori la plus insignifiante, de collections privées, de films 16 mm et de la parole des soignants.
Les fous dans les prisons
A la veille de la Révolution française émergent les théories aliénistes. Fondées sur l’idée qu’il est possible de communiquer avec les fous, elles remettent en cause l’image de la maladie mentale : l’« aliéné » se voit attribuer le statut de « malade ». Toutefois comme le montrent les pétitions adressées aux autorités locales, l’aliéné reste considéré prioritairement comme un individu dangereux plutôt que comme individu malade.
Dans ce contexte, le département compte des hommes pionniers, tel le docteur Mallet qui, dès 1806, met en place au sein de l’hospice des prisons un local destiné au traitement moral des aliénés. Lorsqu’à la fin du Premier Empire le projet de réunir l’ensemble des aliénés du département en un seul lieu voit le jour, les autorités locales ne songent pas à construire un asile fondé sur les principes encore peu influents des aliénistes. Le réflexe économique incite à réduire le programme à l’adjonction de loges à l’hôpital du Mans, tel est le projet présenté en 1818 par l’ingénieur Cherrier.
Les projets
Dans les années 1820, qui sont celles de la montée en puissance des idées d’Esquirol, le dossier de l’hospice des aliénés de la Sarthe est repris en main par des architectes, particulièrement Louis Adrien Lusson, dont les plans (1821) ne seront pas retenus. En 1824, on prévoit toujours de placer les malades en centre-ville – dans l’enclos de la Visitation -, mais le projet a pris de l’ampleur : il porte désormais sur une centaine d’aliénés. Les élévations préfigurent l’aspect du futur asile départemental. C’est le 4e projet qui sera finalement réalisé en 1828 par Pierre Félix Delarue, architecte départemental et diocésain.
Un des premiers asiles en France
A partir de 1825 le projet d’hospice pour les aliénés se coupe de l’hospice du Mans. Ce n’est pas un quartier constitué de loges qui est inauguré en 1829, mais un asile moderne conforme aux idéaux des aliénistes : le préfet fait référence aux modèles des établissements de Rouen et de Bordeaux ; sa construction est prévue sur un terrain suffisamment vaste pour accueillir des agrandissements rapides. Le site s’étend entre les deux rivières, à moins d’un kilomètre au sud du centre ville, près de l’ancien Sanitas. Comme le montrent le prospectus et le formulaire de placement d’office, l’asile de la Sarthe se conforme aux principes de 1838 dix ans après sa fondation.
Architecture
L’édifice réalisé sur les plans de l’architecte Pierre Félix Delarue est inspiré du plan type hospitalier d’H. Lebas. Il présente un plan symétrique qui permet de distinguer le côté des hommes – à gauche – et le côté des femmes – à droite –, tous deux distribués par des galeries autour d’un axe formé par les services centraux et la chapelle. Les pavillons reliés par des cours fermées forment un plan classique en « peigne ». L’aliéniste Pierre Berthier évoque dans ses Excursions dans les asiles d’aliénés « une ordonnance d’architecture simple, une disposition salubre, une distribution propice pour l’ordre et la surveillance » mais aussi « des murs trop élevés qui masquent la vue des préaux ; des portes de cellules pleines, sans moyens d’observations ; des escaliers si étroits, qu’on ne peut y passer à deux ».
Un modèle local et national
L’établissement du Mans ouvre ses portes en 1834. Il est un des premiers asiles publics de France. La plupart de ceux-ci sont créés après la promulgation de la loi du 30 juin 1838 (qui régit l’internement des malades mentaux jusqu’à l’adoption d’un nouveau texte en 1990) qui incite chaque département à se doter d’un asile public. L’asile de la Sarthe devient un modèle pour les futures constructions asilaires françaises comme le montrent les schémas issus des œuvres de M. Parchappe et G. Daumezon, distantes pourtant d’un siècle. Dans les images et les discours du milieu du siècle, l’asile du Mans est aussi célébré comme un des édifices majeurs de la ville.
Étoc-Demazy
En un siècle où le turn-over des professionnels est important, Gustave Etoc-Demazy (1806-1893), premier médecin-chef de l’asile d’aliénés, est un point de stabilité pour l’institution. Nommé à l’âge de 25 ans à la tête d’un des premiers établissements publics d’aliénés de France, il lui consacre l’ensemble de sa carrière, qui s’achève en 1872. C’est à ce titre qu’il marque durablement la mémoire de la psychiatrie sarthoise : il est fréquent que le site historique du Mans soit renommé « Etoc », tant l’édifice est associé à cette figure tutélaire. C’est un des meilleurs élèves d’un cercle médical parisien – celui d’Esquirol et de Ferrus –, noyau principal d’une profession embryonnaire.
Formé dans les temples de la psychiatrie parisienne, Etoc propose en 1831 de faire du Mans une tête de pont provinciale des principes de ses maîtres : l’asile doit être un instrument de guérison et pour cela confier au médecin la direction des malades, puisque la direction administrative lui échappe dans les années 1840. Sur le plan des pratiques, Etoc-Demazy est un défenseur du traitement moral qui, en l’absence de médications efficaces, devient la pratique phare de l’aliénisme au milieu du siècle. Les principes de cette cure verbale destinée à produire l’aveu biographique en usant parfois de méthodes menaçantes, sont perceptibles dans les observations médicales consignées par les internes, comme celle de Joséphine.
Les bains
Malgré ses maigres moyens thérapeutiques, l’aliéniste du XIXe siècle ne cède pas au nihilisme. Les docteurs Etoc-Demazy et Mordret procèdent à des expérimentations physiologiques, tandis que se développe la pharmacopée sédative et hypnotique. A la fin du siècle, l’espoir est placé dans les bains calmants, mais l’asile du Mans ne dispose que d’un matériel vétuste conçu à l’époque de Louis Philippe. La création d’un nouveau service hydrothérapique au début du XXe siècle ne doit pas faire illusion : ces baignoires suffisent à peine à l’hygiène des malades et il est inconcevable d’en développer une application thérapeutique à grande échelle.
Les contentions
« Pour ma part je suis partisan de la camisole, je préfère contenir un malade plutôt que de le voir lutter avec des infirmiers qui en se défendant de ses agressions peuvent le blesser. » Dans les débats vifs qui agitent les autorités de l’asile de la Sarthe à la fin du XIXe siècle à la suite de la mort accidentelle d’un pensionnaire attaché par une camisole, le docteur Mordret a choisi son camp. L’usage de la camisole – qui comme on peut le voir à travers l’affiche de 1837 et le tableau de 1896 est ancien et courant – révèle en fait les carences en matériel et en personnel de la profession. Si la pratique laisse peu de traces dans les archives elle marque durablement les mémoires comme l’illustrent les dessins des soignants produits dans les années 1980.
La clôture extérieure
Dans la 2e moitié du XIXe siècle, le quartier de l’asile devient un cul de sac. Naturellement fermé par deux rivières, la Sarthe et l’Huisne, il est maintenant bloqué par le chemin de fer implanté au début des années 1850. La poussée urbaine vers le sud, consécutive à l’extension ferroviaire, accélère la clôture de l’établissement. Désormais, les fous se trouvent « derrière la gare », telle est l’expression employée localement. C’est en grande partie le rejet de cette opposition entre le chemin de fer et la psychiatrie de centre-ville qui génère un siècle et demi plus tard le classement monument historique du site.
Les cloisonnements intérieurs
Dans cet établissement divisé en deux parties qui s’ignorent largement, de nombreux murs intérieurs isolent les quartiers les uns des autres. Les galeries forment jusqu’aux années 1960 de longs tunnels murés à hauteur d’hommes dans lesquels malades, gardiens et religieuses circulent, notamment pour accomplir les rituels du linge et du bain. Du côté des hommes, la première fonction des gardiens est de gérer au mieux la fermeture étanche de ces espaces, symbolisée par l’imposant trousseau de clés et le mouchard. A l’époque des « passes » qui ouvrent les pavillons du centre psychothérapique, le clic-clac reste gravé dans le quotidien infirmier.
Les permissions
À de rares exceptions près – les concerts donnés à partir de la fin des années 1880, les visites exceptionnelles des familles les jours de marché -, la ville n’entre pas à l’asile. La plupart du temps « intériorisé », c’est-à-dire logé sur place, le personnel est à la même enseigne que les malades, les sorties étant réglementées et ordonnées par la mère Supérieure. Quelques bons de sortie témoignent de ce régime draconien. Il arrive cependant que les aliénés quittent temporairement ces murs : pour aider les paysans de la région lors des moissons ou lors de la sortie rituelle hebdomadaire organisée dans les années 1930 par les gardiens.
Malades travailleurs
Au sein de cette communauté asilaire, le travail – à l’épluchoir ou auprès de l’aumônier – est une valeur essentielle. Sa régularité signale la guérison d’un malade et lui autorise quelques libertés à l’intérieur même de l’établissement, celle de circuler par exemple. Très tôt au XIXe siècle sont identifiés de « bons malades » qui vont former l’essentiel des résidents du pavillon des travailleurs. Si la plupart des hommes sont chargés de manière classique des travaux de ménage et de culture, quelques uns occupent des fonctions essentielles dans l’institution : secrétariat, artisanat. A partir des années 1950 le travail change de nature sans que soit aboli ce statut spécifique du « bon malade ».
Fête-Dieu
La fête Dieu est un moment privilégié de la sociabilité asilaire de la fin du XIXe siècle aux années 1960. Les morceaux de verre colorés pilés par les malades sous la direction des religieuses ont certes laissé plus de traces dans les mémoires que dans les archives, mais avant l’instauration de la kermesse annuelle dans les années 1950, la procession représenta durant près d’un siècle un moment structurant pour l’institution qui permit des contacts avec l’extérieur, des échanges entre les espaces féminins et masculins et la mise en place d’une activité occupationnelle rudimentaire.
Religieuses
La présence religieuse est très forte dans l’établissement jusqu’à la fin des années 1960, époque à laquelle les vocations congréganistes s’éteignent. Les sœurs de Notre Dame d’Evron gèrent dès 1834 les services centraux et la pharmacie ainsi que le côté des femmes. A peine une dizaine dans les années 1850, elles remplacent progressivement les laïques au cours du Second Empire. Le personnel religieux atteint un maximum de 70 au début du XXe siècle. Particulièrement présentes dans le pensionnat, les sœurs de Notre Dame d’Evron gèrent les activités des femmes, encadrent les premiers voyages et la traditionnelle « fête des mamans ». Les dortoirs sont depuis les années 1880 placés sous le regard bienveillant de la Vierge.
Culte
La présence d’un aumônier à demeure dans l’établissement est à l’origine destinée à trois choses : la confession des religieuses, l’office du dimanche et les sacrements des malades. Mais au XIXème siècle le prêtre, qui est aussi résident, acquiert une fonction nouvelle auprès des malades qui se confessent parfois à lui. Son statut est clarifié par la loi de 1905. Les établissements sarthois présentent deux types de chapelle aussi remarquables l’une que l’autre : la première, dont le plan est conçu par Delarue, est classée monument historique ; la seconde réalisée dans les années 1960 est un bel exemple d’architecture religieuse moderne.
Côté femmes
Depuis ses débuts, l’institution psychiatrique est double. Sur le côté droit de l’établissement sont situés les services prenant en charge les femmes. Dirigés par les sœurs de Notre Dame d’Evron ils comportent une dizaine de quartiers dont les derniers sont construits entre la fin du XIXe siècle et la Première Guerre mondiale. Pendant plus d’un siècle seule une quarantaine de religieuses sont présentes dans ces quartiers dans lesquels résident près d’un demi-millier de femmes. Les infirmières laïques du XXe siècle qui entrent en nombre dans ces services dans les années 1950 pour remplacer les vocations déclinantes des sœurs, restent cependant soumises à leur discipline infantilisante.
Le pensionnat des femmes
L’établissement du Mans s’est rapidement doté de pensionnats féminins, puis masculins destinés à attirer une clientèle solvable. En 1885 près de la moitié des pavillons accueillent ces pensionnaires. Si les indigents sont pris en charge par les finances du département, les familles des pensionnaires paient en fonction de leur statut social : de la première à la 4e classe. Le pensionnat des femmes, qui est rapidement devenu la vitrine de l’asile comporte un régime de domesticité aussi strict que celui des meilleures maisons. Transformé en polyclinique à une date récente, détruit sous la pression du quartier d’affaires, le pensionnat fut un lieu mystérieux et parfois inquiétant pour de jeunes soignantes embauchées dans les années 1960.
Le pavillon 4 des hommes
L’asile du Mans s’est doté dès sa création d’un ensemble de cellules destiné à l’enfermement des aliénés les plus agités puis plus tard des patients arrivés par la voie médico-légale. La 6e division du pavillon 4 comporte une dizaine de pièces du côté hommes et du côté femmes, ouverte sur une cour intérieure par des claires-voix. Aujourd’hui classés monument historique, ces espaces carcéraux, qui n’ont été désaffectés que tardivement au XXe siècle, sont omniprésents dans les mémoires des professionnels.
Croissances
La croissance démographique des patients internés à l’asile de la Sarthe devient telle que l’encombrement s’avère insupportable. A la veille de la Grande guerre, le docteur Bourdin prend en charge près d’un millier de malades, chiffre maximum qui ne sera plus atteint avant les années 1950. L’horizon de la plupart des patients est celui de l’entrée en « chronicité » et pour beaucoup un maintien à vie dans l’hôpital. En conséquence, le nombre de quartiers a doublé depuis 1828. Un projet de pensionnat Hors Classe pensé en 1891 ne verra pas le jour. Dans les années 1910, l’extension de l’établissement étant bloqué par la ville, la construction des derniers pavillons en « dur » (par la suite des préfabriqués viennent poursuivre ce mouvement) oblige à sacrifier la symétrie originelle du plan Delarue.
Ségrégations
Au sein de cet espace communautaire, l’institution psychiatrique distingue progressivement plusieurs lieux. L’asile n’est pas organisé en fonction des pathologies, mais plutôt de comportements plus ou moins conformes à la vie en institution : du 4 des hommes composé de cellules de force encore visibles aujourd’hui, au 7 des travailleurs, en passant par les divers quartiers des agités, des gâteux et des tranquilles. Sur le plan sociologique, le recrutement est à dominante rurale jusqu’aux années 1950, époque à laquelle les ouvriers des usines Renault et de la SNCF fréquentent le service ouvert. Mais cette sociologie n’est pas uniforme car l’écart est immense entre les conditions de vie des pensionnaires aisés et celles des indigents, particulièrement sur deux plans : l’alimentation et l’hébergement.
Les maux de la Grande Guerre
Malgré les efforts du docteur Belletrud pour introduire quelques techniques d’hygiène, l’établissement reste à la veille de la Grande Guerre dépourvu d’infrastructures élémentaires. Comme le montre l’affiche de 1914, les malades gâteux dorment toujours sur du varech. L’encombrement s’amplifie au début du conflit, si bien que l’on projette alors de décongestionner l’institution en transférant une centaine de chroniques aux marges du département, sur le site abandonné du séminaire de Précigné. Les plans sont dessinés, le règlement du nouvel asile est adopté, cependant le projet n’aboutit pas : l’endroit est en fait transformé en camp de concentration pour les suspects des zones de combats. La surmortalité est par la suite particulièrement élevée sous l’effet de plusieurs facteurs, au premier titre desquels une dénutrition liée aux mauvaises conditions d’approvisionnement.
La grippe espagnole
A la sortie de la guerre, le problème d’encombrement de l’institution est résolu car de nombreux malades sont morts en raison des carences alimentaires massives et de la grippe espagnole qui apparaît dès 1918 dans l’institution et prend une tournure catastrophique dans les premiers mois de 1919. En 1914 l’asile héberge près de neuf cent cinquante malades. En 1919, il reste moins de six cents patients dans l’asile de la Sarthe. Les médecins locaux, qui mettent en cause les carences alimentaires et le nombre insuffisant de médecins dans l’institution, préconisent alors une désinfection générale à base de formol et d’eucalyptol, produits qui seront fournis par la pharmacie centrale de l’armée.
Poilus internés
Parmi les nouveaux malades internés on compte de nombreux soldats. Des poilus déprimés par la mobilisation de l’été 1914, traumatisés et « shoqués » par les conditions du combat ou tout simplement atteint de paralysie générale finissent leur long parcours hospitalier à l’asile du Mans. Depuis leur évacuation du front le diagnostic médical porté sur leurs troubles s’affine : ce que montrent les fiches de blessure, les billets d’hôpitaux, les certificats neurologiques et psychiatriques. Il n’est pas rare que les dossiers de ces soldats contiennent des lettres des familles désespérées du long calvaire de leurs fils. Le plus grand des patriotismes s’exprime aussi dans quelques lettres de patients.
Malades et réfugiés de la Seconde Guerre Mondiale
La surmortalité des temps de guerre se reproduit dans une moindre mesure durant la Seconde Guerre mondiale. Parmi les facteurs qui limitent cette évolution perceptible dans la plupart des asiles français, figure l’activité de la ferme qui vient compenser les difficultés d’approvisionnement. En fait, ceux qui payent le plus lourd tribut entre 1940 et 1944 sont les réfugiés des asiles du nord, fragilisés par des transports répétés et par un déracinement complet.
Les changements des années 1930
L’institution psychiatrique paraît immuable depuis la fin du XIXe siècle. En fait des changements s’esquissent dans les années 1930, époque à laquelle l’institution est renommée symboliquement « hôpital psychiatrique ». Premièrement, l’hôpital s’équipe d’infrastructures lourdes qui transforment le quotidien du vieil asile (centrale thermique, wc, blanchisserie électrique). Ensuite, une société de patronage est fondée destinée à améliorer l’ordinaire des patients. Ensuite, de premières consultations préventives se déroulent au dispensaire de la croix rouge.
L’action thérapeutique de choc
A partir des années 1930, l’introduction de la malariathérapie pour les patients atteints de paralysie générale amorce une transformation des traitements. Au début des années 1940 sont notamment mises en place deux pratiques qui marquent durablement l’histoire de la psychiatrie. La cure de Sakel – une mise en coma diabétique utilisée pour les psychoses – et l’électrochoc – qui provoque une crise convulsive – sont des techniques appliquées massivement après la guerre. Afin de traiter les malades résistants à ces méthodes de chocs, la psychochirurgie (la lobotomie) fut présentée comme une solution viable. Elle est pratiquée au Mans entre 1948 et 1967, c’est-à-dire précocement et assez longuement.
Service ouvert
La réforme de l’hôpital est cependant postérieure à la Seconde Guerre mondiale. Le docteur Anglade, seul médecin directeur dans l’histoire de la psychiatrie sarthoise, impulse une transformation des pratiques avec l’aide de jeunes infirmiers recrutés et formés au Mans dans les années 1950. L’ouverture d’un service libre en 1946 modifie considérablement l’image de l’institution puisque la plupart des patients pris en charge par ce biais ne connaissent pas l’expérience de l’internement. Cette réforme de l’hôpital passe par la formation de nouveaux infirmiers qui prennent en charge les thérapies de choc, le service ouvert et les activités sociothérapiques.
Sociabilités
L’action réformatrice du nouveau médecin-directeur, Louis Anglade, vise aussi à partir de 1946 à transformer la prise en charge des chroniques qui ne sont pas concernées par le service ouvert et qui ne bénéficient que dans une moindre mesure des nouvelles thérapies de choc. Pour ceux-là, l’hôpital psychiatrique développe une forme de sociothérapie fondée sur la création d’espaces (salle des fêtes, terrains de sports) et de moments de sociabilités au sein de l’institution. Cette politique inaugure une ouverture sur l’extérieur, certes partielle de l’hôpital, mais significative dans l’histoire de la psychiatrie sarthoise.
Kermesses
La volonté d’ouvrir l’hôpital sur la ville amène le médecin-chef et les jeunes infirmiers recrutés au début des années 1950 à instaurer le rituel annuel de la kermesse. Le comité de patronage – auquel quelques malades participent – alimente les stands avec les produits d’une première activité ergothérapeutique. Quand la Fête Dieu perd son sens dans les années 1960, la kermesse devient le moment le plus important de la sociabilité de l’institution. Prolongée dans le nouveau site d’Allonnes dans les années 1970, la kermesse cesse d’exister dans les années 1990 en raison de l’évolution du mode de prise en charge des patients.
Sports
L’hôpital psychiatrique de la Sarthe s’est distingué dès la fin des années 1940 par l’usage qui était fait en son sein des activités sportives. Le sport est une des voies par lesquelles l’institution se transforme progressivement : spécialisation des infirmiers moniteurs, rupture avec l’ordre pavillonnaire, sortie des patients pour accompagner les équipes essentiellement constituées de soignants. Ce type activité et la sortie ne concerne qu’une partie des malades internés, mais il contribue à modifier les mentalités comme le montrent d’ailleurs les confrontations entre les différentes générations de soignants.
Hors les murs
Les gardiens faisaient sortir quelques malades chaque semaine avant-guerre. Les années 1950 marquent néanmoins un changement, non pas de philosophie – il s’agit toujours de trier les malades susceptibles de sortir et de miser sur la bonne volonté des soignants –, mais d’échelle. Les sorties locales – comme celle, épique, au Cirque Pinder – peuvent concerner désormais plusieurs centaines de patients. Dans les années 1960 les voyages font désormais partie du vécu de certains malades hospitalisés. Ils permettent naturellement quelques expériences de mixité avant que celle-ci ne devienne officielle dans les secteurs des années 1970 et 1980.
Neuroleptiques
Dans la mémoire des soignants présents dans l’institution des années 1960, la principale transformation thérapeutique réside dans l’introduction des neuroleptiques à l’hôpital. Expérimentés au début des années 1950, ils sont diffusés au Mans à partir de 1953. Le Largactil est le premier d’une longue série de produits dont l’usage devient massif dans la décennie suivante. La part budgétaire consacrée au médicament explose et une nouvelle pharmacie (6 fois plus grande) voit le jour au début des années 1960.
Ergothérapies
L’asile est, on le sait, un lieu de production. Dans les années 1870, le docteur Mordret fait installer un métier à tisser s’appuyant sur le savoir faire des Sarthoises. Au XXe siècle, beaucoup de malades sont des ouvriers de très faible rendement, mais certains d’entre eux, de « bons malades », vont, à des postes très variés (domesticité, agriculture, artisanat, travail de bureau), acquérir un statut spécifique au point d’être regroupés en un pavillon identifié comme celui des travailleurs. Dans les années 1950, l’objectif du travail commence à se déplacer : l’ergothérapie produit certes pour les kermesses, mais elle initie dans le cadre d’une sociothérapie d’ensemble, de petits groupes socialisés constitués d’infirmiers issus du monde ouvrier, de techniciens et de patients.
Images des années 1960
La transformation de l’hôpital psychiatrique du Mans au début des années 1960 est symbolisée par deux processus. Le premier concerne la médicalisation des lieux par le biais de l’introduction d’appareils modernes de radiologie, d’électroencéphalographie, de chirurgie. Le pavillon Henri Claude devient une vitrine de l’établissement. Le second concerne les galeries qui s’ouvrent en partie à la fin des années 1950. Les malades travailleurs – maçons ou jardiniers – concrétisent le désir de la direction de changer l’image de la psychiatrie. L’institution réapparaît à son avantage dans la presse et à travers ces photos couleurs un peu désincarnées.
Allonnes
On parle de la construction d’un nouvel hôpital dès le début du XXe siècle. Celui-ci est ouvert en 1968 en pleine polémique sur les défauts techniques de conception des pavillons standardisés, sur le luxe réservé aux « fous » – les chambres, le mobilier, la salle des fêtes – et surtout sur l’inadéquation du projet à la psychiatrie de secteur. L’ensemble, réalisé par l’architecte Jean Roux-Spitz, est situé à plusieurs kilomètres du centre-ville dans une cité en développement : Allonnes. Plus ouvert que le site asilaire du Mans, mais aussi plus étendu, le lieu favorise l’essor d’une nouvelle image de la psychiatrie qui n’efface cependant pas la première. Le Mans, Allonnes : ce sont deux cultures, deux manières de vivre l’espace hospitalier qui se déploient à partir des années 1970 en Sarthe.
L’hôpital village
Conçu en Allemagne à la fin du XIXe siècle, le modèle de l’hôpital village a tardé à s’implanter en France. Les premières réalisations de ce type datent de la fin des années 1950 et elles seront finalement peu nombreuses. Allonnes est l’un des derniers hôpitaux bâtis sur ce modèle qui place au cœur de son plan un centre social formé par le triptyque : chapelle, cafétéria et commerces, salle des fêtes. Les pavillons standardisés se dispersent autour d’un plan en escargot situé en pleine forêt.
Mutations dans les années 1970
Le centre Psychothérapique d’Allonnes est conçu sur un modèle daté, mais il apporte cependant une forme de modernité dans les années 1970. Si les chambres individuelles ne sont pas généralisées, c’en est cependant fini des grands dortoirs asilaires qui ont marqués la mémoire des soignants du Mans. C’est aussi une nouvelle génération infirmière qui est recrutée à l’occasion de l’ouverture du nouvel hôpital dans lequel la contestation de l’asile s’enracine logiquement. La mixité s’implante tardivement et par un acte militant le plus souvent au début des années 1980. C’est enfin la spécialisation prenant corps à travers trois nouveaux services qui viennent un manque criant dans le département : la pédopsychiatrie (1969), le Centre pour Arriérés profonds (1974), la gérontopsychiatrie (1978).
Secteurs
La sectorisation annoncée par la circulaire de 1960 ne devient une réalité qu’au milieu des années 1970. Un dispensaire est bien ouvert en 1965 qui accueille les consultations des premiers psychologues salariés de l’institution, mais, en lisière de l’hôpital, il n’est qu’une préfiguration timide de ce que doit être dans l’esprit de ses promoteurs la psychiatrie de secteur. Le redécoupage du département est certes réalisé au début des années 1970, mais les pratiques n’évoluent dans un premier temps qu’officieusement par le biais de l’engagement personnel des soignants : consultations des médecins dans les hospices, déplacements des infirmières avec leur propre automobile. Les visites à domicile avec les 4L de fonction sont un symbole de cette transformation en cours de l’institution.
Extériorisations
L’extériorisation recouvre essentiellement deux processus. Dans le sillage de la mise en place effective de la sectorisation en Sarthe, les premières structures extérieures – hopitaux de jour, foyers de post-cure – apparaissent dans les années 1980 et se multiplient dans les années 1990. Sur le site du Mans, cette évolution est concrétisée par la destruction d’une partie des murs de l’asile dans les années 1980. Par ailleurs, de nombreux malades internés depuis plusieurs années rejoignent les maisons de retraites du département, quelques uns bénéficient de la mise en place des premiers appartements thérapeutiques.
La patrimonialisation
Le site de l’ancien asile du Mans est classé monument historique depuis 2001. La partie occidentale constituée des pavillons construits à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle est en cours de destruction. A l’est, un périmètre de classement a été défini qui regroupe le mur d’enceinte, les bâtiments centraux, la chapelle, les galeries et les pavillons les plus anciens conçus dans le plan originel de l’architecte Delarue.
La psychiatrie chargée de mémoires sectorisées a-t-elle une histoire ? La mise en « scènes » de la psychiatrie ordinaire tente d’en proposer une entre les mises en abîme des patients, les représentations révolutionnaires des infirmiers et les communications institutionnelles.